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Gone with Butler

30 décembre 2016

La créativité demande du courage, Matisse

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20 novembre 2016

Inconnu à cette adresse, Kressmann Taylor

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Inconnu à cette adresse est une œuvre poignante de Kressmann Taylor publiée en 1938. Il s'agit du premier roman de cette romancière.

L'histoire est celle, bouleversante, d'une amitié brisée et d'une vengeance impérieuse.

Roman épistolaire, nous suivons la correspondance entre deux Allemands pendant les années 1930 : l'un est juif et vit en Californie, où il vend des œuvres d'art, l'autre, après avoir fait fortune aux États-Unis, est retourné vivre en Allemagne avec sa famille. D'abord en filigrane, la montée du nazisme et de son idéologie en Allemagne se fait plus flagrante, jusqu'à renverser irrémédiablement la relation entre les amis.

L'un après l'autre, ils vont se perdre dans la haine, le premier dans une vengeance tout aussi implacable que l'idéologie qui dépersonnalise peu à peu le second.

Cette œuvre est régulièrement adaptée au théâtre, si le cœur vous en dit. Vous pouvez aussi trouver l'ouvrage en édition jeunesse et en livre audio.

 

10 octobre 2016

The Tree Of Life, seconde partie de la critique : le divin

 

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(Vous remarquerez les ramifications sur le petit pied, reprenant ainsi le thème de l'arbre présent tout au long du film ; lire le premier article.)

 

analyse/ critique

spoiler

Chef d'oeuvre? 

Ce film est unique : il ne nous parle pas avec des mots ni avec un scénario classique... Il nous parle avec des émotions. On a accès à un véritable langage émotionnel, et ces émotions, dans leur succession, racontent une histoire. 

Ce n'est pas une histoire classique car le film nous raconte le parcours d'une âme. Comme si l'on voyait le monde uniquement par les "yeux" de l'âme et non plus avec notre mental. C'est un dialogue d'âme à âme.

Tout simplement exceptionnel.

Suite du premier article :

Il est impossible de tout expliquer tant le film fourmille de détails, de symboles, de correspondances. Mais en disposant de quelques clés vous pouvez tout deviner et tout comprendre. Par exemple, la voix off, qui nous accompagne tout au long du film, est la voix de Jack adulte qui replonge certes dans ses souvenirs mais qui garde à l'esprit tout ce qui est advenu par la suite, notamment le décès de son frère.

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Jack enfant_ Hunter McCracken

Ainsi, lorsqu'il pense «Mais qu'est-ce que j'ai fait ?» sur un ton angoissé, lorsque Jack enfant découvre (l'idée) que Dieu puni les gentils indifféremment des méchants, alors même qu'à ce moment-là du film il n'a a priori pas fait de grosses bêtises (à la limite, sa violence de bébé face à l'arrivée du petit frère), on comprend alors que Jack adulte souffre d'un fort sentiment de culpabilité et qu'il y a de fortes chances pour que Jack enfant commence à mal tourner. La voix off est parfois en retard, parfois en avance sur les événements. Elle traduit le conflit intérieur de l'enfant et de l'adulte.

Nous avons vu que la Bible est un élément clé du film. L'ouverture nous fournit deux clés essentielles pour bien en suivre le cours, ce qui demande une connaissance minimale de la Bible et non une large érudition. Il y a tout d'abord cette citation :

Où étais-tu quand je fondais la terre?

Alors que les étoiles du matin éclataient en chants d'allégresse,

Et que tous les fils de Dieu poussaient des cris de joie ?

Job, 38 (4-7)

L'histoire de Job, un homme juste accablé de malheurs par Dieu, est importante.En effet, elle interroge l'idée selon laquelle les malheurs et la souffrance seraient une punition divine: Dieu offre-t-il une vie heureuse aux hommes justes ou fait-il ce qu'il lui plaît ? Comment, si Dieu est bon, peut-il punir des innocents ?

Puis on rencontre une petite fille rousse (la mère de Jack), très gracieuse, émerveillée par la nature, qui nous relate la leçon qu'elle a reçue des sœurs qui l'éduquent: il y a deux voies dans la vie, la première consiste à vivre dans la grâce, à s'en remettre totalement à Dieu et ainsi ne pas souffrir, la seconde, à l'inverse, est la voie de la nature, qui nécessite luttes, agressions, compétitions, souffrances.

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Cela ressemble étrangement au jardin d'Eden et à la connaissance du Bien et du Mal... Cette dualité est une notion centrale chez les mystiques, chrétiens ou non. Le fait que le film soit ancré entièrement dans la Bible doit être pris avec un certain recul. On y retrouve des notions communes aux religions/ spiritualités (Dieu/dualité du monde entre autres) et le fait que le film repose sur la Bible devient alors secondaire ; disons qu'elle sert de support pour servir les propos de T. Malick.

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C'est subtil mais capital: le fait de s'appuyer sur la Bible ne pose pas en soi de problème (de nombreuses œuvres d'art en ont fait autant), l'exercice est intéressant et résonne chez tous les êtres humains. 

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Deux façons de vivre_ métaphore

Avec la mort précoce du frère de Jack, le film pose d'emblée une question essentielle,  centrale chez le héros, à son équilibre et à sa vie: Jack et sa famille l'ont-ils mérité ? Ont-ils été mauvais ? Dieu les a-t-il punis ?

Il y a un grand désarroi chez le petit Jack: il ne sait pas comment il doit se comporter. Faut-il rester gentil comme son petit frère (celui qui mourra), rester dans la grâce comme sa mère ou se rebeller contre un Dieu injuste, se venger de la vie reçue mais qui le déçoit, se montrer agressif comme son père ?

Son évolution suit ce chemin: il vit ses premières années dans la grâce (harmonie avec la nature, amour des parents, jeux...) puis il entame une chute lente mais certaine vers l'autre chemin, celui de la nature, brutal et cruel. Il aura le regret de sa vie d'avant, innocente (exil du jardin d'Eden), et estime qu'il ne sera plus possible pour lui d'y revenir. Comme si une fois sali, la tache ne partait plus. Enfin, on le retrouve adulte au moment où il retrouvera la grâce (la joie de vivre, le lâcher-prise, l'instant présent comme un cadeau du ciel). Ce chemin, cette boucle, sont décrits dans toutes les mystiques comme étant l'épreuve à vivre sur Terre, en en faisant notre condition d'être humain. Tous les textes sont en cela positifs (le retour à la grâce). C'est une constatation et non une invitation plus ou moins forcée à devenir croyant !

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Repérons également que le père et la mère représentent les deux facettes de Dieu selon Jack (et selon presque tous les croyants), l'idée d'un Dieu humanisé découlant d'ailleurs de cette identification. Psychiquement, nos parents sont nos dieux, notre Dieu (pendant l'enfance). L'accent est mis dans le film sur leur opposition tranchée : Jack n'a pas l'impression de pouvoir suivre les deux en même temps, il pense donc qu'il doit choisir. Il croit que la vie a un sens, qu'il le lui faut trouver, comprendre, pour ne plus être victime de la souffrance.

Au début, il préfère sa mère et craint son père. Lorsqu'il comprend que la vie peut être cruelle, il pense que c'est Dieu qui est cruel, et du coup que c'est peut-être son père, lui aussi cruel envers ses enfants, qui est sur le "vrai" chemin : il commence alors à faire ce qui était jusque là considéré comme mal. Il reproche à sa mère de ne pas s'opposer à son père: pourquoi faire le bien n'empêche-t-il pas le mal d'arriver ? Avec la nuisette blanche (angélique) de sa mère qu'il jettera dans la rivière, Jack tue symboliquement sa mère, du moins l'héritage de sa mère, le chemin de la grâce. En devenant de plus en plus comme son père, il va aller jusqu'à vouloir prendre sa place : être unique dans le cœur de sa mère. D'où son cri du cœur, quand il s'exclame avec douleur, face à son père : "Elle n'aime que moi !".

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Tout en "chutant", Jack a peur de ce qui est mauvais en lui: il en a honte. Il ressent de la jalousie pour son frère (celui qui mourra) et lui souhaite souvent du mal, parfois lui en fait. Un peu comme s'il avait trop espéré la mort de son frère... Ou bien est-ce une punition de Dieu face à sa rébellion, à son refus de la grâce ? En effet, son père, autoritaire et injuste (il impose des règles qu'il ne suit pas lui-même), se montrera effroyablement violent envers le petit frère (celui qui mourra) qui osera un jour lui répondre.

Les deux parents aiment leurs enfants mais ils le montrent de façon très différente. Les disputes des parents illustrent le conflit intérieur de Jack. Le film ne traite pas des problèmes familiaux : il ne s'agit que d'un support symbolique.

Le père a renoncé à la grâce, représentée chez lui par son amour de la musique, laquelle est considérée par les mystiques comme étant un chemin privilégié vers Dieu. Ce talent se retrouve chez le petit frère mais Jack en est dépourvu, ce qui accentue sa jalousie. Étant du côté de la nature, le père travaille dans l'armée puis en usine (activités "agressives") et il jardine ; la terre est son élément. Ce goût finira par toucher Jack, parallèlement à son identification à son père. La mère, quant à elle, est du côté du ciel: légèreté, transparence, avec des vues du ciel à donner le tournis.

Les nombreuses séquences qu'il passe avec ces frères sont remplies de questions muettes (qui es-tu toi qui as aussi une âme ?), des découvertes propres à l'enfance, des fascinations qui marquent une pause dans le temps. Il s'agit d'une plongée dans l'enfance assez spectaculaire.

Bref, un chef-d'œuvre l'est quand il est impossible d'en achever l'analyse, tant le film est riche ; c'est le cas.

 

Réalisé par Terrence Malick, avec Brad Pitt, Jessica Chastain, Sean Penn, Hunter McCracken..., 2011.

Palme d'Or 2011.

7 octobre 2016

The Tree Of Life, première partie de la critique : la Vie

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analyse/ critique

spoiler

Terrence Malick nous offre un film magnifique sur le mystère de la vie.

La beauté et la grâce des plans nous subjuguent dès le début. Le cadrage et le mouvement de la caméra nous permettent de nous fondre dans l'écran et dans les sensations évoquées. On sent la patte d'un grand maître.

Puis on est surpris par l'introduction qui, magistralement, pose l'histoire et les personnages par le biais d'émotions : ce piano que l'on referme sans que le son nous parvienne, ces paroles qui tuent, que l'on n'entend pas mais que l'on devine, ces dos courbés et les démarches perdues...

L'histoire de Jack est au centre du film: il a réussi sa vie matériellement et professionnellement, il semble triste, et , bien assis, un jour, sur son fauteuil, dominant New York (on suppose...) de sa réussite, il revisite son enfance et se (re)pose des questions métaphysiques sur le sens de la vie. On apprend en même temps qu'il a eu deux frères, dont l'un est mort à 19 ans. Cette blessure n'est pas encore refermée et on va comprendre pourquoi tout au long du film (lire l'article suivant).

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On suit alors deux histoires en parallèle: celle de la naissance du monde et celle de Jack. La correspondance faite entre la ruée de spermatozoïdes, les premières cellules du futur être humain et le Big Bang est d'ailleurs intéressante. Est-ce un nouveau Big Bang à chaque conception, à chaque vie nouvelle (et inversement...! ) ? Jack naît : symboliquement, on le voit alors quitter une chambre d'enfant, remplie d'eau (le ventre de maman), pour rejoindre l'air libre... Bref, une immense poésie ensemence tout le film.

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On trouve aussi l'idée que l'univers forme un grand tout : les images de l'infiniment grand s'harmonisent avec celles de l'infiniment petit et de notre propre vision: les ramifications se retrouvent partout, par exemple. On a droit à des images absolument majestueuses de planètes et de nébuleuses, mêlées à des images d'explosions volcaniques, notamment : c'est la naissance de la Terre, mais pas seulement. Le fœtus blanc et rouge se prolonge au plan suivant par un poisson, blanc et rouge : T. Malick forme des analogies saisissantes entre toutes les expressions du vivant, en s'appuyant entre autres sur les ramifications (ce qui nous ramène au titre du film). 

C'est l'idée que tout est dans tout, que le monde forme une unité, que nous ne sommes différents ni de l'atome au fond de l'univers ni des dinosaures ayant vécu il y a des siècles. Il représente un océan où chaque vague exprime sa particularité tout en appartenant et en constituant ce même océan... (image à la base de la plupart des spiritualités ou mystiques: c'est ce qui s'appelle un élargissement de conscience.) Ainsi nous suivons les débuts de l'univers, de la vie sur Terre, celle des dinosaures,  l'arrivée de l'astéroïde, tout cela mêlé au début de la vie de Jack. Toutes ces images semblent dire : "nous sommes tous dans le même bateau" ; tous dans la vie, en vie, sans savoir pourquoi. En insistant sur la vie de Jack, le spectateur, en s'identifiant et en se projetant, peut encore mieux explorer le vertige suscité : n'étions-nous pas tous "déjà là" au moment du Big Bang et des dinosaures ?

Cela nous offre une première interprétation de la citation de Job par laquelle commence le film:

Où étais-tu quand je fondais la terre ?

Alors que les étoiles du matin éclataient en chants d'allégresse,

Et que tous les fils de Dieu poussaient des cris de joie ?

Job, 38 (4-7)

(Réponse ? "Déjà là" !)

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Puis le film se centre sur l'enfance de Jack et se déploie de façon plus classique. On ne retrouvera ces mises en correspondance qu'à la fin du film, lorsque nous assisterons à la destruction de notre Terre par le soleil. Après l'Apocalypse, nous suivrons la famille de Jack vivre la "résurrection des corps", telle qu'annoncée dans la Bible. Les retrouvailles avec le frère décédé ont notamment lieu.

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La Bible parle d'un "arbre de vie" qui symbolise la vie et l'immortalité. Il n'a pas à être confondu avec l'arbre de la connaissance du Bien et du Mal (il y avait pas mal d'arbres dans le jardin d'Eden). Il est ainsi présent dans la Genèse mais aussi à l'autre extrémité de la Bible, dans l'Apocalypse, quand les fruits de cet arbre sont offerts aux hommes par Dieu (accès à l'immortalité): c'est le retour en grâce auprès de Dieu.

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Tout au long du film, l'arbre sera présent, ne serait-ce que par les nombreux plans qui lui sont consacrés. Le symbole de l'arbre de vie est repris de façon plus évidente au début et à la fin du film. En effet, à la naissance du petit frère de Jack (notons d'ailleurs que c'est celui qui mourra jeune), la famille plante un jeune arbre dans une célébration joyeuse de la vie. À la fin, c'est le retour de la grâce avec la résurrection des corps et, en parallèle, dans la vie de Jack.

En mettant en parallèle, depuis le début du film, la naissance de l'univers à celle de Jack, puis le moment de la résurrection des corps avec le retour dans la grâce de Jack, T. Malick semble suggérer que chaque vie est à l'image de l'univers, que chaque partie est à l'image du tout. Plus encore, le retour dans la grâce de Jack peut symboliser sa capacité à s'engager pleinement dans la vie, dans le sens, non égoïste, de faire de la Terre un paradis. Car c'est un des messages essentiels de la Bible.

Nous avons vu que vivre dans la grâce n'empêche pas la mère de souffrir terriblement. Au contraire, il faudra attendre le moment final pour qu'elle accepte la mort de son fils et qu'elle aille au-delà de sa souffrance. Aussi s'agit-il d'autre chose qu'un simple retour dans la grâce, même si c'est plutôt de ce côté-là que le divin s'exprime sur Terre. Disons que c'est le meilleur chemin, le plus évident, pour rencontrer le divin mais que tout sur Terre exprime Dieu (T. Malick est depuis ses premiers films plutôt panthéiste).

De la même façon, les deux parents aiment leurs enfants. Au-delà de la dualité Bien/Mal qui structure notre monde, c'est l'amour qui le soutient pleinement. Nous assistons donc à un chemin initiatique, à la vision du Grand Tout comme indissociable de l'amour (ontologiquement). J'ai conscience que cela suppose quelques idées spirituelles, peut-être étonnantes mais fondamentales, néanmoins en partager la croyance et savoir de quoi il s'agit, sont deux choses différentes (certes complémentaires...).

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L'arbre de vie n'est pas tout à fait celui de Darwin : le thème de l'évolution n'est en réalité pas présent dans le film (voir ci-dessus). C'est en s'arrêtant sur l'idée selon laquelle le début ne représente que la création du monde que le lien à Darwin peut être fait: or, le thème de l'évolution n'apparaît plus après cette séquence. Quelle serait la pertinence d'avoir donné ce titre si cela ne représente pas le film dans son entier, si il ne donne pas des clés pour comprendre le film?

Le film s'ouvre et se termine sur une lueur jaune, rouge et bleue, comme une flamme, toujours vacillante dans les ténèbres, tel un secret qui n'est pas prêt d'être révélé...

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L'Arbre de Vie, G.Klimt, 1905-1909.

The Tree Of Life : seconde partie : le divin.

Réalisé par Terrence Malick, avec Brad Pitt, Jessica Chastain, Sean Penn, Hunter McCracken..., 2011.

Palme d'Or 2011.

 

13 septembre 2016

Nana

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analyse/ critique

spoiler

Nana est une petite fille de quatre ans qui vit à la campagne, entre sa mère et son grand-père.

La scène d'ouverture est la mise à mort et la saignée d'un cochon, avec trois enfants en arrière-plan, regardant la scène sans émois. Néanmoins, le ton est donné : sous l'apparente simplicité, avec ses longues séquences, ses plans fixes et ses personnages peu bavards, le film témoigne de la présence sous-jacente de la cruauté dans la vie de la fillette.

Chez sa mère, dans une vieille maison à l'orée d'un bois, la petite Cendrillon se satisfait fort bien de son existence. Elle joue, examine, explore, comme n'importe quelle petite fille. Mais elle ne demande jamais d'aide et en reçoit fort peu. D'où cette scène assez incroyable où pendant cinq minutes Nana tente de couper sa viande, debout, sans rechigner à la tâche, avec patience, tandis que sa mère, à côté d'elle, mange la sienne et regarde sa fille de temps à autre, sans rien dire, déjà inexistante.

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Aussi, lorsqu'un soir, Nana rentre de l'école et ne trouve personne chez elle, c'est sans panique qu'elle fait face à la situation. Sa vie n'est quasiment pas bouleversée par cet événement. Avec constance et application, Nana prend soin d'elle et de la maison, enfouissant son sentiment d'abandon dans les habitudes de vie. La cruauté n'est pas visible à l'écran mais elle naît dans nos cœurs,petite à petit. Car, en filmant avec une apparente simplicité, la réalisatrice réussit son pari de nous mettre à hauteur d'enfants, et, comme Nana, nous ne comprenons pas ce qui lui arrive et on n'en saura pas plus qu'elle à la fin du film. Le décalage que la fillette vit entre son insouciance et sa responsabilité peut être perçu, par exemple, au moment où, après avoir ramené un lièvre mort, coincé dans un piège, elle hésite entre les caresses et le dépeçage, du moins notre propre regard hésite : est-ce une peluche ou du gibier ?

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Le film s'ouvre et se referme sur la mort : cruellement d'abord, avec celle du cochon, puis poétiquement, avec la représentation de la mort supposée de la mère, devenant une sorte de belle au bois dormant, allongée dans un lit en pleine forêt, mais endormie à jamais. Nana s'approche d'elle, des couvertures et des jouets (les souvenirs associés à sa mère ?) qu'elle a amenés jusque-là, et lui jette le vieux livre de conte qu'elles lisaient ensemble quelques fois. Cela lui permet de clore la relation mais aussi d'exprimer ce qu'elle ressent : un peu à la manière de ce qui ne sert plus, de ce qui est trop usé, on jette tout cela à la décharge et on ne revient pas en arrière.

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C'est le grand-père qui vient récupérer Nana, sans explication, sans effusion de sentiments. Une nouvelle page de sa vie se tourne mais elle reste fidèle à elle-même, comme ne comptant déjà que sur elle-même, seul roc stable dans sa courte vie. On remarque son caractère dès l'affiche du film : elle regarde vers nous, adultes, avec interrogation, mais sans peur ni reproche, prête, quoi qu'il arrive, à assumer sa vie. Ainsi, le dernier plan montre Nana et son papy marchant côte à côte ; elle lui demande s'il va bien : or, on aimerait plutôt que ce soit le grand-père qui lui pose la question et que l'on prenne enfin soin d'elle !

Nana, de Valérie Massadian, avec Kelyna Lecomte, Alain Sabras, Marie Delmas, 2012.

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29 août 2016

Anna Karénine, Léon Tolstoï

Source: Externe

Anna Karénine fut victime d’un immense succès dès sa parution sous forme de feuilleton. Ce roman complexe, extrêmement bien construit, au style fluide, à l'éclairage psychologique plein de finesse et de richesse, est un chef-d’œuvre de ce monstre de la littérature qu'est Léon Tolstoï. Des prises de position politiques et sociales à l’âme de l’auteur, que pouvons-nous trouver encore aujourd’hui de passionnant dans ce roman ?

Source: Externe

Anna Karénine, c'est avant tout une double histoire d'amour, celle d'Anna et du comte Vronski et celle de Kitty et de Lévine. La première est une histoire d'adultère malheureux, célébrissime dans l'histoire de la littérature, tandis que la seconde est celle d'un couple honnête et heureux. Les aventures de ces deux couples sont construites en contre-point. Ainsi, la rencontre entre Anna et le comte Vronski arrive-t-elle rapidement dans le cours du récit : leur bonheur resplendit. Lévine, au contraire, doit surmonter le refus de Kitty à sa demande en mariage, ce qui plongera ces deux protagonistes dans une errance douloureuse.

Kitty et Lévine vont se défaire peu à peu de leur douleur et de leur chagrin respectifs, pour se rapprocher à nouveau, tandis qu’Anna et Alexis verront leur relation se ternir. Cependant, tout dans leur bonheur premier semblait déjà voué à l'échec.

« Comme les rôles sont invertis ! Anna était heureuse alors, tandis que Kitty se croyait à plaindre. J’ai souvent songé à cela ! » s’exclame Dolly, sœur de Kitty et belle-sœur d’Anna, idéalement située pour observer le renversement.

Enfin, Kitty et Lévine se marient, ont un enfant, surmontent les premières difficultés de couple mais le bonheur, durable et honnête, est au bout de leur chemin. Anna, au contraire, est rejetée et accablée par le monde auquel elle appartient et elle devient finalement suspicieuse, jalouse et possessive envers son amant. Elle se noie au sein des démons qu'elle a elle-même créés.

Source: Externe

Au drame qui ouvre le roman, ce « présage funeste », un ouvrier qui trouve la mort sur les rails dans une gare, répond le suicide d'Anna, à la fin du récit, qui choisit de se jeter sous un train. Le roman clôt sur le bonheur ménager du second couple mais aussi, et surtout, sur la révélation mystique de Levine, anciennement rationaliste de premier rang.

C’est souvent à travers ses yeux, lucides ou cyniques, mais toujours à la recherche d’une certaine justesse, que le roman introduit des réflexions politiques et sociales, d’avant-garde pour l’époque.

On suit également avec intérêt l'autre Alexis, le mari d'Anna (l'amant et le mari portent le même prénom), qui refuse de songer, d'une part au duel, qu'il juge rétrograde, même s'il aura du mal à justifier sa position aux yeux de ses contemporains, et d'autre part au divorce, qu'il refuse un temps. Il sait que cela mettrait sa femme dans une situation intenable, parce qu'elle est femme, tandis que lui-même ne subirait que peu de préjudices.

Source: Externe

La position de la femme est étudiée avec intérêt, même si c'est pour finalement condamner Anna, mais d'un point de vue théologique. La place et les injustices que vit l’héroïne sont d’autant plus visibles qu'elle fait partie du milieu le plus privilégié de la Russie à l’époque des Tsars. On s'interroge sur la liberté des femmes, jusqu’à leur choix d'avoir des enfants ou non.

Au début du roman, alors qu’Anna n’a pas encore cédé à son futur amant, on la découvre lisant les Mémoires de Barry Lindon, roman sulfureux et libre : 

« elle avait trop besoin de vivre par elle-même. L’héroïne de son roman soignait les malades : elle aurait voulu marcher elle-même bien doucement dans une chambre de malade […] lady Mary montait à cheval et étonnait le monde par son audace : elle aurait voulu en faire autant. Mais il fallait rester tranquille »

A sa lecture, Anna éprouve aussi un sentiment de honte mais sans en saisir vraiment l’origine ; finalement elle fera le choix de l’audace et de la vie, elle montera elle-aussi à cheval. Vivre pour Anna, c’est vivre libre.

Ce choix de vie tourmente aussi Dolly, belle-soeur d'Anna, qui se demande si elle a fait les bons choix.

« Chacun vit et jouit de l’existence […] Ma sœur Nathalie, Warinka, ces femmes, Anna, savent toutes ce que c’est que l’existence, moi je l’ignore. Et pourquoi accuse-t-on Anna ? Si je n’avais pas aimé mon mari, j’en aurais fait autant. Elle a vooulu vivre, m’est-ce pas le besoin que Dieu nous a mis au cœur ? Moi-même n’ai-je pas regretté d’avoir suivi ses conseils au lieu de me séparer de Stiva ? qui sait ? j’aurais pu recommencer l’existence, aimer, être aimée ! Ce que je fais est-il plus nécessaire ? Je supporte mon mari parce qu’il m’est nécessaire, voilà tout ! […] Anna a eu raison, elle est heureuse, elle fait le bonheur d’un autre. »

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Voyez ci-dessous la façon dont Lévine juge sa femme dans les premiers temps de leur mariage et ce que l’écrivain en dit :

[Elle n’a]« aucune sympathie pour mes travaux, pour l’exploitation ou pour les paysans, pas de goût même pour la lecture ou la musique, et cependant elle est bonne musicienne. Elle ne fait absolument rien et se trouve néanmoins très satisfaite. »

Levine, en la jugeant ainsi, ne comprenait pas que sa femme se préparait à une période d’activité qui l’obligerait à être tout à la fois femme, mère, maîtresse de maison, nourrice, institutrice ; il ne comprenait pas qu’elle s’accordât ces heures d’insouciance, parce qu’un instinct secret l’avertissait de la tâche qui l’attendait, tandis que lentement elle apprêtait son nid pour l’avenir.

Notons aussi que les incompréhensions sont décrites de façon récurrente dans les couples décrits. Plus tard, Lévine à nouveau :

« Le rôle de la femme dans la vie avait pris pour lui une grande importance depuis son mariage, mais la place qu’elle y occupait, en réalité, dépassait maintenant toutes ses prévisions. »

La découverte de la foi par Lévine en clôture du roman est plutôt surprenante de nos jours. L'ensemble forme alors un roman à thème moralisateur, ce qui peut décevoir au premier abord. En effet, Anna et son amant sont punis pour leur passion malhonnête tandis que Lévine et Kitty sont mis en exergue pour leur vie raisonnable, juste.

Or, on retrouve dans Anna Karénine de nombreux éléments biographiques, ce qui est particulièrement intéressant. Cela révèle non seulement l'âme de l'écrivain mais aussi sa façon de construire son roman et sa vision de la littérature.

Comme Lévine, Tolstoï perd son grand frère de la tuberculose et vit suite à cela une profonde crise existentielle. Tous les deux la résoudront par une révélation mystique. Aussi, l'auteur prône-t-il en clôture l'action juste et, à y bien regarder, c’est le sujet central de son roman, le fil conducteur de son œuvre. Et ce qui rend ce chef-d’œuvre intemporel ce sont les errements existentiels de ses protagonistes.

Source: Externe

Voici le denier paragraphe du roman, toujours avec la lucidité et la justesse de description qui caractérise Tolstoï. Ce qui est d’autant plus touchant, c’est de savoir que Lévine et Tolstoï partage la plupart de leurs réflexions.

« Je continuerai probablement à m’impatienter contre mon cocher, à discuter inutilement, à exprimer mal à propos mes idées ; je sentirai toujours une barrière entre le sanctuaire de mon âme et l’âme des autres, même celle de ma femme ; je rendrai toujours celle-ci responsable de mes terreurs pour m’en repentir aussitôt. Je continuerai à prier, sans pouvoir m’expliquer pourquoi je prie, mais ma vie intérieure a conquis sa liberté ; elle ne sera plus à la merci des événements, et chaque minute de mon existence aura un sens incontestable et profond, qu’il sera en mon pouvoir d’imprimer chacune de mes actions : celui du bien. »

A l’instar de ses premières publications, Enfance, Adolescence, Jeunesse qui sont totalement autobiographiques, son roman semble se nourrir de sa vie, de ses émotions et de ses réflexions. Sa conscience se reflète littéralement dans son œuvre, il fait corps avec elle. Parler de soi sans en avoir l’air, de ses réflexions, pensées, errances, questionnements existentiels : voilà le creuset de sa littérature et de la richesse de celle-ci.

De façon plus concrète, Lévine et Tolstoï s'irritent rapidement dans les débats, leur questionnement existentiel les torture de façon quotidienne, ils partagent l'envie d'une vie simple à la campagne et tous les deux ont épousé sur le tard une femme plus jeune qu'eux. Levine prendra position assez vite pour la liberté de ses paysans, ne trouvant que refus de leur part, tout comme Tolstoï, comte et propriétaire terrien. Leur importance est d’ailleurs soulignée par le fait que Lévine trouve la foi suite à la réflexion d’un paysan.

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Chaque personne incarne un choix de vie dans le roman et tout se répond :

Kitty, la femme de Lévine, est une femme d’instincts et d’élans du cœur, qu’il s’agisse d’un homme ou de sa foi.

Dolly, la sœur de Kitty, est une femme soumise mais qui réussit à trouver du bonheur auprès de ses enfants.

Le frère d’Anna, Stépane, quant à lui, estime que pour bien vivre, il faut « tout changer en jouissance » (ce en quoi il se rapproche de sa sœur, bien que poussé à l’extrême).

Un des frères de Levine, Serge Ivanitch (le fils d’Anna s’appelle aussi Serge, tout comme celui de l’auteur), incarne les choix de la raison et refusera d’aimer même s’il se souci des affaires politiques et travaille à améliorer les conditions sociales.

Son autre frère, Nicolas, celui qui meurt de la tuberculose, s’est perdu dans l’égoïsme. Il a dilapidé sa fortune dans les plaisirs et s’est retrouvé à la rue. Il se veut communiste et accuse la société d’être responsable de ce qu’il est devenu.

Le comte Wronski, l’amant d’Anna, incarne une certaine facilité dans l’existence, le fait de ne pas se poser de questions existentielles ; il souffrira lui aussi cruellement.

Source: Externe

Voici quelques étapes dans les questionnements existentiels de Lévine :

« L’enseignement de la raison, c’est la lutte pour l’existence, cette loi qui exige que tout obstacle à l’accomplissement de nos désirs soit écrasé ; la déduction est logique, tandis qu’il n’y a rien de raisonnable à aimer son prochain. »

« Platon, Spinoza, Kant, Schelling, Hegel et Schopenhauer ; ceux-ci satisfaisaient sa raison tant qu’il les lisait ou qu’il opposait leurs doctrines à d’autres enseignements, surtout aux théories matérialistes ; malheureusement, dès qu’il cherchait indépendamment de ces guides, l’application à quelque point douteux, il retombait dans les mêmes perplexités. Les termes esprit, volonté, liberté, substance, n’offraient un certain sens à son intelligence qu’autant qu’il suivait la filière artificielle des déductions de ces philosophes et se prenait au piège de leurs subtiles distinctions ; mais, considéré du point de vue de la vie réelle, l’échafaudage croulait, et il ne voyait plus qu’un assemblage de mots sans rapport aucun avec  ″ ce quelque chose ”  plus nécessaire dans la vie que la raison. »

La raison est une impasse :

« Je ne puis vivre sans savoir ce que je suis et dans quel but j’existe ; puisque je ne puis atteindre à cette connaissance, la vie est impossible. »

« Que serai-je devenu si je n’avais su qu’il fallait vivre pour Dieu, et non pour la satisfaction de ses besoins ? »

Le roman présente ces options : perdu dans la déchéance comme son frère ou comme Anna Karénine. Ce sont pour toutes ces réflexions, ces errances, ces exemples concernant la condition humaine que le roman touche toujours aujourd’hui.

 

11 juin 2016

Corps désirable, Hubert Haddad, 2015

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C'est l'histoire improbable d'une transplantation d'une tête sur un corps... ou d'un corps sous une tête !

Le greffon, c'est d'abord le corps, la tête reste maîtresse, au même titre que l'exprimait Paul Valéry : « Maître cerveau sur son homme perché ». Mais peu à peu, bien entendu, c'est le corps qui s'éveille et qui prend les commandes. Tel un fantôme, il part à la recherche de sa vie d'avant. En jouant sur les sensations éprouvées par la plupart des transplantés d'une présence autre que la sienne à l'intérieur de soi-même, de ses pertes de repère créées par une opération lourde et émotionnellement bouleversante, l'auteur mène son histoire avec simplicité et subtilité, sans débordement psychologique.

C'est un roman qui dérange aussi quand la petite amie apprend à aimer le nouveau corps de son amant : qui aime-t-elle ? Qu'aime-t-elle ? Le corps, ce corps désirable, est-il le seul désir de l'autre ? Qui est premier ? Le corps de l'autre ou son être ontologique, transcendantal ?

Enfin, à travers ces pages, se dessine la chute de l'Occident avec Descartes dépassé, la raison supplantée par un retour au corps, à ses sensations, à sa gouvernance, à sa prévalence. À l'image du cerveau qui, à travers les découvertes scientifiques actuelles, se trouve un acolyte de taille dans les cellules nerveuses de l'intestin. À ces bactéries qui nous gouvernent, qui impulsent des envies, des choix inconscients, dessinent une personnalité (vous pouvez lire cet article pour découvir un pan de cette recherche scientifique florissante de ces dernières années).

C'est une chute car l'histoire se termine par une hécatombe, de façon trop abrupte et décevante.

 

Présentation de l'éditeur :

« C’est un sujet fascinant dont s’empare ici Hubert Haddad. Un célèbre neurochirurgien s’apprêterait à effectuer une greffe inouïe : transplanter la tête d’un homme sur le corps d’un autre…

Journaliste engagé, en lutte ouverte contre les trusts pharmaceutiques et les mafias de la finance, Cédric Allyn-Weberson vit avec Lorna une passion entière, charnelle, amoureuse. Jusqu’au jour où il se trouve confronté à une violence radicale, celle de perdre accidentellement l’usage de son corps. Se met alors en branle une machine infernale.

Roman au suspense continu, Corps désirable captive par la magie d’une écriture lumineuse qui donne à éprouver intimement les sensations les plus subtiles des personnages – questions lancinantes de l’amour, de l’incarnation du désir et des illusions de l’identité.

Face aux questions éthiques et existentielles soulevées par une actualité brûlante, entre extravagances de la science et quête d’identité, Hubert Haddad pousse la fiction-vérité dans ses ultimes retranchements. Plus que jamais, avec Corps désirable, l’auteur de Palestine ou du Peintre d’éventail nous bouleverse et nous emporte. Et c’est sans doute la marque de son œuvre que de recourir aux pouvoirs de l’imaginaire pour saisir sur le vif la complexité et les ambiguïtés d’une époque. »

Lire un extrait

2 mai 2016

The Lobster

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Spoiler.

"Dans un futur proche… Toute personne célibataire est arrêtée, transférée à l’Hôtel et a 45 jours pour trouver l’âme soeur. Passé ce délai, elle sera transformée en l'animal de son choix [le héros choisit le homard/The lobster]. Pour échapper à ce destin, un homme s'enfuit et rejoint dans les bois un groupe de résistants ; les Solitaires", synospis d'Allo Ciné.

Comble de malchance, c'est dans ce groupe qu'il trouve enfin une douce moitié, mais de ce côté-ci de la société, être en couple est interdit. Il devient par deux fois un hors-la-loi.

Pour se mettre en couple, il faut trouver un point commun "assez objectif" avec un autre : mêmes études, même tare physique, même talent, etc. Il faut que ce soit un fait, quelque chose que les autres puissent contrôler.

Bien entendu, le film est composé de scènes absurdes, loufoques ou tragiques. Il faut voir au-delà : le film interroge d'abord notre liberté au sein d'une société.

Source: Externe

Il montre à quel point un conditionnement peut être fort: il semble même qu'on ne puisse pas exister sans lui. Du moins, le film pose-t-il la question, celle de notre liberté, au niveau psychique, psychologique.

Lorsque le héros est emprisonné à l'hôtel, soit la première partie du film, on se demande pourquoi lui et ses compagnons ne se révoltent pas, pourquoi finissent-ils par accepter leur sort et à se laisser transformer en animal. En passant dans le camp des rebelles, on l'imagine libéré : or, un conditionnement équivalent y existe aussi et à nouveau, personne n'ose penser aller au-delà.

Source: Externe

Autrement dit, le conditionnement est identique, il est juste inversé. Belle claque à tous ceux qui s'opposent à la société actuelle, en restant finalement dans les mêmes paradigmes, avec les mêmes travers.

Les situations extrêmes du film ne sont là que pour rendre "visibles" les conditionnements. Ceux avec lesquels nous vivons sont moins perceptibles, nous vivons tous englués dedans, au même titre que les héros du film.

L'homme a-t-il vraiment la possibilité de se libérer ? Les amoureux sont unis par le fait qu'ils sont myopes. Leur garde baisse et la chef du clan découvre leur liaison. Elle tente de remettre les choses en ordre : elle se débrouille pour que la femme finisse aveugle. Il s'agit dès lors pour les deux tourtereaux de se trouver un autre point commun pour pouvoir rester ensemble, mais la recherche est vaine.

Source: Externe

Ils décident néanmoins de s'enfuir du clan des Solitaires pour rejoindre la ville et vivre en couple, dans la légalité. Et pour cela, il leur faut "créer" le point commun qui leur manque. Le film s'arrête au moment où l'homme hésite à se crever les yeux pour devenir aveugle lui aussi. On s'entend hurler : mais quand allez-vous arrêter vos c*** ! Vous vous aimez, ça devrait suffire !

S'aveuglera-t-il ? Belle métaphore sur le fait que nos conditionnements nous aveuglent littéralement.

A quoi devrions-nous hurler aujourd'hui ? Qu'est-ce qui nous aveugle ? De quoi devons-nous nous libérer ?

"L'homme pour qui la loi existe, l'homme attaché aux formes, le conservateur, est un homme soumis", H. D. Thoreau.

The Lobster, de Yorgos Lanthimos, 2015, avec Collin Farell, Rachel Weisz et Léa Seydoux.

16 juillet 2013

Greenberg

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Roger, quadragénaire, s’installe six semaines à Los Angeles, dans la splendide demeure de son frère qui part en vacances avec sa famille au Vietnam. Chargé de garder la maison et le chien, le héros peut aussi demander de l’aide à l’assistante personnelle qui se fera un plaisir de ramener un sandwich ou de retrouver un médicament ! Car Roger est l’antithèse de son frère : célibataire, sortant d’un séjour en hôpital psychiatrique, affublé de tocs, menuisier, refusant de conduire, il s’est tout simplement donné comme objectif de ne rien faire.

Au cœur d’une ville qui prône la richesse et la célébrité comme critère de réussite sociale, une ville où il n’y a pas toujours de trottoir partout parce que tout le monde est censé se déplacer en voiture, une ville superficielle, hyperactive et hypocrite, Roger déteint franchement. La norme est ainsi questionné mais toujours avec légèreté et finesse, presque avec tendresse, évitant le mélodrame et la comédie goguenarde : névroses, tocs, fêtes plus ou moins ratées… rien ne blesse vraiment le spectateur... On y constate ce qu'on vit, sans rien décider.

Sauf dans le dernier regard, le dernier plan...

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On y parle finalement de la difficulté d’accepter une vie qui est si loin de celle dont on rêvait, de la difficulté d’oser faire un bilan de sa vie, avec honnêteté, de retrouver le courage propre à la jeunesse pour construire sa vie, de prendre enfin de la distance avec un amour de jeunesse qui nous hante toujours ou avec un ami qui n’est plus celui d'antan, et enfin d’oser aimer.

Roger tente avec peine de vivre dans ce monde qu’il trouve désenchanté tandis que Florence, la vingtaine, avec son petit ventre rond, ses épaules affaissées, son gilet en laine, large et démodée, Florence, déjà désabusée, cherche à enchanter sa vie (elle chante et aime sans peine), sans superficialité. Et si c’était plutôt ça réussir sa vie ? En tout cas, ces deux-là ne pouvaient que se rencontrer !

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A leur image, le film ne s’encombre pas d’artifices. Cela peut d’ailleurs être très déstabilisant : on est surpris, comme les acteurs, par l’ennui au cœur de L.A. et on se demande dans quel film on s’est embarqué. On les regarde tenter de vivre :  tenter de sortir au bar, de passer un coup de fil, de faire l’amour… Mais nous ne pourrions peut-être pas comprendre les personnages si le film ne se mettait pas ainsi à leur service !

La scène finale est simple mais intense, proche d’une authenticité recherchée tout au long du film. Elle surprend par l'irruption d'un regard enfin décidé à aimer et à être heureux. Voilà un romantisme soudain, un retournement qui cloue sur place, à faire pâlir d'envie les comédies les plus mielleuses et remplies d'artifices! 

Un des meilleurs films de l’année, sans hésitation.

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Greenberg, de Noah Baumbach, 2010, avec Ben Stiller et Greta Gerwig.

15 juillet 2013

Belle de jour

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Spoiler. L'interprétation n'engage que moi.

Malgré son nom, c'est un film lunatique, flottant entre réalité et fantasmes. Son héroïne, stoïque, froide, cache ses émois. Certes, elle est très belle. Ses cheveux blonds auréolent son visage de madone. Mais elle est absente : Séverine est une jeune bourgeoise oisive, épouse d'un jeune interne des hôpitaux, Pierre, pour qui elle n'éprouve pas beaucoup de désir.

L'histoire paraît simple, atterrante pour les femmes, voire révoltante : s'ennuyant ferme, la belle jeune femme, tout en conservant sa distinction et sa classe, devient prostituée l'après-midi, entre 14 et 17h, d'où son nom de Belle de jour. Est-ce un régal d'hommes un peu pervers ? Une énième dégradation de la femme mais assez datée, mal vieillie ?

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Platement, la condition féminine ne peut pas être ravie : ce film montre ce qui est censé être un fantasme de femme, montré par les yeux et la mise en scène d'hommes. Outre de rappeler une controverse récente (François Ozon avec son dernier film Jeune et Jolie : voir Télérama et Le Figaro), on peut supposer plus simplement que l'héroïne fait naître des fantasmes d'autant plus violents ou socialement dérangeants que sa frustration est importante. Il convient donc de séparer fantasmes et réalité, les fantasmes servant à la fois de compensation et de moteur pour déployer le désir de Séverine dans la réalité, de façon bien plus mesurée (elle va elle-même rejoindre son mari dans son lit, c'est tout!). Au cours du film, elle se rapproche ainsi de plus en plus de son mari, le « comprenant » mieux, ressentant elle aussi plus de désir.

 

Bref, on peut voir ici une éducation sexuelle par la voie du fantasme. Séverine apprivoise son désir comme elle peut : comment vivre sa sexualité quand tout ce qu'elle ressent peut sembler si puissant et quasi destructeur ? Or, elle ressent ses désirs de cette façon, car leur expression n'a pas lieu d'être dans le milieu bourgeois dans lequel elle vit. Au cours de son fantasme de prostitution, un truand, jeune et ténébreux à souhait (cliché), tombe amoureux d'elle et son amour le pousse à tirer sur le mari (qui finit handicapé) avant d'être tué lui-même par les balles d'un policier (la justice _ le surmoi _ refaisant surface pour rétablir l'ordre, non mais oh!).

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Quant à l'ami de la famille, il fait office de déclencheur : c'est lui qui parle à Séverine de la maison de bordel de luxe. Mais c'est aussi lui qui vient rendre visite au mari handicapé pour lui révéler la face « impure » de sa femme (en opposition avec son visage de madone...). On peut dire qu'il sert d’aiguilleur : au début, il permet à l'héroïne d'ouvrir grande la porte de ses fantasmes, à la fin, il met le holà à ses nombreux fantasmes, l'invitant alors à accéder à une autre étape de son apprentissage : la sexualité dans la réalité, qui, encore une fois, n'aura plus besoin d'être autant dans l'excès. La frustration n'étant plus moteur, les fantasmes et les désirs peuvent « se normaliser » (ou pas _ mais ce n'est plus le sujet du film, celui-ci s'arrêtant avant que l'on connaisse la vraie sexualité de l'héroïne ; quel film pudique finalement !) .

Revenons sur la nécessité de cette éducation pour Séverine. Pourquoi en passer à la fois par tant de frustrations et tant de fantasmes plus ou moins débridés (la scène d'ouverture est assez explicite concernant un désir qui serait à dompter...) ? Le réalisateur, bien qu'il ne juge pas le comportement de son héroïne, offre la réponse en la montrant dans son univers bourgeois, conventionnel et fermé, où affleure par petites traces ce que l'on tente d'y cacher. Tout est là : il faut faire bonne figure, quitte à vivre dans l'hypocrisie. Montrer du désir, voilà l'enjeu. Séverine montre tout au long du film un visage froid et semblable, conventionnelle, acceptable, même dans la maison de prostitution. Cela à de rares exceptions près : lorsque, allongée sur le ventre sur un lit, après l'amour, le visage caché, la femme de ménage de la maison de prostitution la plaint. Séverine relève alors la tête offrant au spectateur son vrai visage, un visage rempli de vie, de désir et de plaisir. Belle de jour mérite alors son nom, elle est radieuse. À la fin du film aussi, elle regarde enfin son mari sans son masque, elle est enfin prête à vivre son désir dans la réalité.

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C'est un pied de nez à la bourgeoisie, à sa façon de vivre et à son éducation, un an avant mai 68.

Belle de jour, de Luis Buñuel, 1967, avec Catherine Deneuve, Michel Piccoli, Jean Sorel...

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Gone with Butler
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